Il faut sans doute savoir se laisser bousculer, surtout quand c’est fait avec grâce. Quand on écoute Chassol, on sent presque le petit coup dans l’épaule que le mec pressé du métro te laisse en partant. La bousculade devient un bouleversement quand on y regarde et qu’on y écoute de plus près les compos/vidéos du parisien.

Bouleversement car nous sommes face à un « nouvel objet », comme l’explique lui-même l’artiste. Un ovni où sons et images se répondent, où réalité pure et imagination se mêlent, où enfin bruits et paroles sont la base même de la musique. Une bête étrange faite de va-et-vient et de mélanges.

Bouleversement ensuite par les émotions qu’elle crée. Elles sont souvent difficiles à comprendre, délicates à cerner. On se retrouve soudain seul quelque part entre nostalgie et euphorie, et pourtant la bête nous a lié à l’infini, là où tous se retrouvent, là où les passions se calment.

Bouleversement enfin car nous nous retrouvons finalement devant quelque chose d’aussi simple que la réalité, mais une fois harmonisée elle prend d’un coup une autre dimension.

Un exemple :

Dynam’hit a interviewé Chassol à l’occasion de son passage à Marseille pour le festival This Is (Not) Music le 17 Mai dernier. L’originalité et le talent de cet artiste nous avait déjà fait parler de lui dans un article l’été dernier, et sa musique a été diffusée maintes fois sur les ondes fictives de notre Webradio. Depuis, Chassol a sorti un nouvel album, Indiamore, dans lequel il réunit et arrange à sa manière des images et des sons qu’il a ramenés de son voyage à Calcutta et Bénares. C’est peu avant la représentation au Cabaret Aléatoire de son dernier album qu’il a répondu à nos questions et que nous avons apprécié la richesse du moment. Malgré le son du groupe punk rock sur scène à quelques mètres de la loge.

Dynam’hit : La première question est toute simple : Qui es-tu ?

Chassol : Je suis le fils d’un saxophoniste antillais qui est venu fin 50s en France et d’une employée de la sécurité sociale antillaise qui est venu un peu plus tard en France, et surtout je suis un pianiste qui fait des films, voilà.

Dh : Quel a été ton parcours dans le domaine musical ?

C : J’ai commencé les études avec le conservatoire assez tôt, puis j’ai fait du jazz. J’ai fait la fac de musique à New York, et celle de philo à Paris. Au-delà des études vers l’âge de 18 ans j’ai commencé à composer et à faire pas mal d’arrangements pour la pub et le cinéma. Je faisais beaucoup d’habillage de publicité, de chaînes, des logos, beaucoup de musique pour l’image.

Dh : Qu’entends-tu par logo ?

C : Par exemple j’ai fait le logo pour la Gaumont, celui qui ouvre tous les films pour la Gaumont. On peut appeler ça un jingle, ou plus lettré pourquoi pas, une virgule.

Pour ce qui est de mon parcours musical, j’ai fait des tas de choses, j’ai monté des groupes de musique, un orchestre, j’ai fait de la composition pour des films, des séries, pour du théâtre, de la danse. J’ai aussi bossé avec des gens de la pop comme Phoenix ou Sébastien Tellier en tournée. Maintenant je sors mes disques à moi et je fais des films.

Dh : Il y a un lien super important entre l’image, la vidéo, et la musique dans ce que tu fais.

C : Oui, par exemple là je fais de la musique pour de la danse. La semaine dernière j’ai bossé pour le Ballet de Lorraine par exemple, j’ai joué lors de leur représentation sur la place Stanislas à Nancy. C’était un bon moment, il y avait 30 000 personnes, et juste après mon pote Kavinsky prenait le relais et jouait sur la façade de l’Hôtel de Ville.

Dh : Penses tu que la musique est là pour sublimer l’image, ou l’inverse, ou que c’est équivalent… ? Dans ton travail, il y a des images, mais on a l’impression qu’elles se collent à la musique plus que l’inverse. Souvent on voit des images, et par-dessus de la musique qui va avec. Et moi là je vois plutôt l’inverse.

C : Justement, l’idée c’est de créer un objet plutôt autonome qui soit à 100% musique et à 100% image. Mon matériau musical c’est le son de mes images. Un petit rush d’images que je vais looper, c’est-à-dire faire tourner en boucle, a pour moi autant de valeur qu’une mélodie pour un compositeur qui n’utilise pas d’images. Mon image a le même statut que de la musique pour moi.

Dh : Comment choisis-tu une vidéo ? Pour le rythme qu’il y a déjà dans le réel de la scène en vidéo ?

C : Je suis moins axé sur le rythme que sur l’harmonie. Par exemple je vais prendre une vidéo d’un mec qui klaxonne, je vais le looper, y rajouter des accords différents à chaque boucle, il va y avoir une répétition différente à chaque fois. En général je pars de mes rush, de ce que j’ai tourné, et s’il y a une séquence qui m’intéresse je vais la répéter et l’harmoniser pour lui donner une autre réalité, un autre statut dans lequel elle est autant image que musique.

Dh : On sent qu’il y a un va-et-vient, que l’image est à la base le cœur de ta création, qu’à partir de cela tu crée une musique, et enfin, comme l’image est découpée, on a l’impression que c’est elle qui sert finalement la musique. As-tu beaucoup filmé pour faire une création comme Indiamore ?

C : Oui, énormément ! Tout le truc c’est de choisir, j’ai filmé 400 Go de rushes pour Indiamore. Puisque créer, c’est toujours faire un choix au final. Quand on a une page blanche on a des milliers de possibilité de la remplir. Faire un choix dans mes rushes c’est déjà un acte de création. C’est ce qui est le plus dur, mais le plus cool aussi. C’est le moment que je préfère, quand je rentre chez moi, que je m’installe et que je vais me mater tous mes rushes pour en choisir un qui va être la base d’une nouvelle création.

Dh : Peux-tu nous parler un peu plus d’Indiamore ? Pourquoi es-tu parti là-bas ?

C : J’écoute de la musique indienne depuis que j’ai 17 ans. J’écoutais par exemple John McLaughin qui est un guitariste génial de jazz et qui a monté dans les années 1970 un groupe qui s’appelle Mahaishnu Orchestra. Ce groupe de jazz rock rassemblait des musiciens virtuoses autour de compositions très complexes et il y avait déjà beaucoup sonorités de musique indienne. Après cela, McLaughin est allé en Inde et a monté un groupe avec des indiens qui s’appelait Shakti. Il a vraiment fait le pont entre musique occidentale et musique indienne, et c’est ce qui m’a ouvert à ce style.

Puis j’ai écouté Ravi Shankar, Hariprasad Chaurasia et autres grandes star de la musique classique indienne hindustani du Nord…

Par ailleurs, c’est à la Nouvelle Orléans que j’ai commencé à faire des films et de l’harmonisation avec Nola Chérie, puis l’Inde s’est imposée assez naturellement comme destination pour un nouveau projet.

J’étais déjà parti faire un repérage en Inde en 2010. Je suis allé à Calcutta et à Bénares qui est la plus vieille ville d’Inde, lieu sacré où toutes les religions se percutent. C’est la quintessence de l’esprit à la fois magnifique et dégueulasse de la ville indienne : tu peux voir un mendiant dans une situation épouvantable, et juste à côté une jeune femme en pleine dévotion qui chante un chant magnifique. C’est très prégnant comme ville.

Donc en 2010, je suis arrivé là bas et j’ai simplement ouvert mon Guide du Routard pour trouver des cours de sitar et autres instruments indiens. C’est comme ça que j’ai rencontré une famille de musiciens indiens avec qui je suis devenu ami. Quand je suis revenu en Inde en Juillet, ils m’ont présenté à plein d’autres gens que j’ai filmé pour Indiamore.

Dh : Comment t’es-tu servi de la musique indienne pour ce projet ?

C : La musique indienne est une musique modale, très complexe, composé de tala, des cycles rythmiques. Je m’y suis bien sûr intéressé mais ce n’était pas mon but de me plonger dans l’étude théorique. En gros, je me suis plus imprégné d’un esprit, j’ai essayé de faire entendre à mes amis occidentaux ce que j’y entendais moi, avec mon oreille occidentale. Mais pour moi, la musique indienne ressemble beaucoup au jazz modal de Miles Davis dans les années 1970 par exemple, dans des morceaux où il y a juste une ligne de basses et tout le monde improvise dessus. Comme ce que j’explique au début du film Indiamore, je vois la musique indienne comme deux lignes horizontales : Tu as la basse jouée par le tempura qui est sur une seule note et qui représente un long flux continu, et par-dessus tu as la mélodie, qui varie. Mon idée, c’était de faire varier le tempura comme une basse occidentale.

Dh : Fais-tu passer un message à travers ta musique ?

C : Oui, mon message c’est que la réalité peut être super belle, que tout est magnifique, que tu peux en plus de ça la sublimer. Dans ma mémoire, je me fais des cases de mémoire, souvenirs, nostalgie, dans un esprit très proustien. Elles me permettent de me souvenir de la vibe d’un mercredi après midi trop cool de 1983, quand on était adolescent, qu’on n’avait pas de futur et qu’on vivait des choses incroyables par exemple. Grâce à elles je peux retrouver des sensations que j’ai vécues. J’ai mes grilles d’accords qui correspondent à tel type d’émotions douces, fortes, nostalgiques, enthousiastes… Le message peut être résumé ainsi : Regarde comment le fait de passer de tel accord à tel accord peut réactiver si fort ta mémoire, te susciter autant d’émotions puissantes dans le cœur.

Dh : C’est vraiment ce qu’on ressent dans ta musique et tes images : quand on regarde tes vidéos, on s’aperçoit qu’une simple scène de vie à laquelle on n’aurait guère accordé d’attention peut se transformer en pièce d’art à part entière.

C : C’est toute la magie de la répétition. Le fait de répéter un court moment de la réalité et de l’associer à différents accords lui donne chaque fois une autre dimension, une autre qualité. Ca me fascine.

Dh : Dans ta vie de tous les jours, est-ce que ton oreille n’aurait pas tendance du coup à essayer de capter des sons qui pourraient devenir une composition ?

C : Evidemment je suis aux aguets, et ça me permet aussi d’appréhender les sons de la vie au naturel, sans avoir l’envie qu’ils soient décorés de paillettes. Par exemple, je vais pouvoir trouver une qualité à un simple son de tondeuse. Cela dit c’est loin d’être une obsession dans ma vie de tous les jours.

Cela dit j’ai tout de même une autre démarche que les artistes de la musique concrète des années 1950 comme Pierre Henry ou Pierre Sheaffer qui utilisaient des sons de la réalité à l’état brut, sans les accords du jazz que j’utilise et qui ajoutent une chaleur à la musique, un côté plus pop.

Dh : Justement, comment tu définirais plus précisément ta musique ?

C : J’ai une affinité pour le courant Third Stream, qui mêle la musique classique et le jazz. Ce courant est né dans les années 1950 avec les jazzmen qui jouaient dans les Concert Hall. West Side Story est une œuvre complètement Third Stream par exemple. Ma musique résulte d’un mélange de ce courant et des musiques actuelles électroniques. Je suis quelqu’un de mon temps, qui fait comme beaucoup de musiciens aujourd’hui de la musique électroniquement, et j’y ajoute une démarche expérimentale.

Dh : Tout à l’heure dans ta discussion avec le directeur de la programmation du Cabaret Aléatoire, tu as expliqué que tu préférais que les gens soient assis et posés pour assister à ton concert, afin de mieux se laisser emporter par la musique. Aimes-tu aussi la musique qui met en mouvement, qui te fait danser ? Qu’écoutes-tu tous les jours ?

C : Bien sûr ! Je sors en club, je danse… J’aime bien l’electro et la minimale, notamment Siriusmo, Peaches, James Holden…

Sinon en ce moment, et tous les jours depuis l’Inde, j’écoute la musique dévotionnelle de MS Subbulakshmi en boucle, et je l’ai d’ailleurs intégré au générique de fin d’Indiamore.

Dh : Quels sont tes projets ?

C : J’ai vu qu’il y avait une petite Lamborgini à vendre là… (Rires). Plus sérieusement j’ai envie d’aller faire un tour au Brésil, de filmer des scènes de vie là-bas et d’y mêler de l’Américana. C’est une musique folk et symphonique des pionniers américains, dont le chef de file s’appelle Copland. Rodéo ou Billy the Kid font partie des œuvres les plus marquantes de ce genre par exemple.

Je suis aussi attiré par l’animation et la transformation des images du réel pour mes futures créations.

Dh : Une dernière question : Quelle musique mettrais-tu pour ton enterrement ?

C : C’est marrant j’ai déjà répondu à cette question pour une amie qui faisait une exposition sur ce thème. Ca serait donc un morceau d’Ennio Morricone qui est dans il était une fois la révolution, et qui s’appelle Messa Verde.

Dh : Oh mais on va tous pleurer !

C : Mais non, c’est de la nostalgie cool !

(Chassol et son batteur)

Merci beaucoup à Chassol pour ce très bon moment !