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L’histoire de la musique est parfois cruelle et cocasse. Capable à la fois de complètement délaisser un artiste, comme de lui rendre hommage quarante ans plus tard. Shuggie Otis en est l’illustration parfaite. Absent des radars de la fin des années 70 jusqu’aux années 2000, il a profité d’une réédition d’un de ses albums en 2001 pour remonter la pente. Retour sur son deuxième album très marqué soul-psyché, Freedom Flight, sorti en 1971.

On connaît l’industrie de la musique pour sa dureté et notamment le sort qu’elle réserve à certains artistes éphémères. Artistes qu’elle a préalablement mis en valeur, au passage. Mais on sait également qu’elle peut constituer un obstacle à la diffusion d’un artiste qui gagnerait à se faire connaître davantage. En effet, un musicien, aussi talentueux soit-il, ne pourra se faire un nom en se reposant uniquement sur sa technique. La chance (opportunités..), l’environnement dans lequel il évolue, sont autant de facteurs clés du succès pour l’artiste. Qui plus est en 1971, dans une conjoncture dévolue au développement de la culture musicale (post-Woodstock), au travers des hippies, la densité en nombre de groupes, de musiciens faisait obligatoirement des oubliés.

 

Shuggie Otis en fait parti. Trois albums dans la décennie 1970 et puis s’en va. Faute d’avoir pu conquérir un public à la hauteur de son talent, il est lâché par sa maison de disques et tombe dans l’oubli. Il reverra la lumière en 2001 grâce à une réédition de l’immense Inspiration Information, son dernier album datant de 1974, par le label Luaka Bop. Mais pour l’instant, on s’intéresse à Freedom Flight (1971)deuxième opus du bonhomme qui préfigure déjà le génie de Inspiration Information (1974).

Freedom Flight est sans doute aussi ambitieux que ce dernier, considéré comme son chef d’oeuvre. Produit par son père, Johnny Otis, une légende du Rythm’n’Blues, l’album est composé de sept chansons issues de maquettes dont Shuggie est le principal auteur, ou co-auteur à de rares exceptions. Il avait 15 ans quand il a commencé à composer ces chansons. Il ne s’est pas arrêté là puisque c’est lui qui a enregistré les parties de guitare, de basse, d’orgue ainsi que les percussions. Ajoutez au mélange les musiciens Wilton Felder, Stix Hooper, George Duke et Preston Love, ainsi qu’un trio de choristes, et vous obtiendrez Street Legal de Bob Dylan, un ersatz de Freedom Flight, sorti quelques années plus tard. Johhny Otis a même employé une section de cordes pour ces sessions.

 

En écoutant davantage l’album, on perçoit l’influence indéniable de Jimi Hendrix. Pas forcément dans la façon de jouer de Shuggie, mais plus par la production qui se rapproche beaucoup des rendus du guitar hero. Son père et lui ont sans doute du écouter à maintes reprises Axis: Bold As Love (sorti en 1967) et Electric Ladyland (1968).

Freedom Flight cache un des plus grands succès de sa carrière: Strawberry Letter 23, qui deviendra par la suite un hit mondial avec sa reprise par les Brothers Johnson. Mais c’est la version de Shuggie qui résiste le plus au temps, plus douce, moins disco. La voix tendre du Monsieur prend à la gorge, quitte à parfois retourner son auditeur.

Me And My Woman est l’un des plus grands morceaux blues-funk jamais enregistrés, marqué par sa ligne de basse menaçante jouée aux claviers.

L’album se termine par deux longues instrumentales qui procurent l’effet escompté. Purple (qui influencera Prince pour un de ses plus gros hits en 1984) et Freedom Flight, chanson titre, sont à coup sûr des morceaux visionnaires pour l’époque. Les sections de guitare exécutées en virtuose sont si élégantes et travaillées qu’il est difficile de croire qu’elles ont été joué par un gamin de 15 ans.

 

Au final, l’album est plus écorché et moins organisé que Inspiration Information mais il est au moins aussi renversant et révolutionnaire que son successeur. Pour la petite histoire, il faut savoir que Shuggie Otis a fait son retour sur scène en 2012, à 59 ans, à l’occasion d’une tournée marquée par les retrouvailles avec le public, bien que n’ayant jamais rencontré le succès dans le passé. Il a notamment fait une apparition remarquée au festival de jazz de Montreux cette même année. Il est maintenant reconnu à sa juste valeur, tel l’immense musicien qu’il est, encensé par des artistes comme Prince ou D’Angelo.

 

Une seconde réédition de Inspiration Information est sortie en 2013 sous Legacy.

Rédigé par

Jean Grangeon

Pôle programmation // Smooth Vibes // Matinale // Pôle Partenariat à Vinyl On Mars